Alors, comment se sont passés les entretiens avec les programmeurs ? Ont-ils raconté toutes sortes d'histoires horribles à mon sujet ? (rires)
Je vous avais dit que vous étiez le bienvenu ! Mais vous avez décidé de ne pas venir.
J'ai pensé qu'ils seraient plus à l'aise si je n'étais pas là. Mais je suis bien curieux de savoir ce qu'ils avaient à dire.
Vous êtes passé à côté de remarques très intéressantes ! Nous avons entendu différents points de vue concernant vos "retournements de table"1. (rires) Certains ont dit que rien de tel ne s'était passé cette fois-ci, alors que d'autres ont dit le contraire. Selon eux, des bols et des assiettes ont été retournés, et avant qu'ils aient pu dire "ouf", tout avait été changé ! (rires) 1Le style de travail de Shigeru Miyamoto est souvent appelé "Chabudaigaeshi" (littéralement "retourner la table de thé") en référence à une scène de la série classique L'étoile des géants, dans laquelle le père de famille renverse la table de thé alors que toute la famille est en train d'y prendre un repas, et demande à manger autre chose. Ainsi, Shigeru Miyamoto a tendance à faire des suggestions de dernière minute qui obligent tout le monde à tout réviser alors que la fin du projet approche.
Je n'ai pas l'impression d'avoir retourné la moindre table cette fois-ci, n'est-ce pas Aonuma-san ?
Hmm... Laissez-moi réfléchir… (rires)
Vous ne l'avez peut-être pas fait aussi violemment que Ittetsu Hoshi2, mais beaucoup de gens ont dit qu'à la fin, tout avait été retourné sans qu'ils s'en aperçoivent ! (rires) 2Ittetsu Hoshi est le nom du père dans L'étoile des géants.
C'est exact, cette fois-ci votre "retournement" était un peu plus délicat.
Non, tout le monde a si bien travaillé que je n'ai eu que de petits ajustements à faire.
C'est ce qu'on dit ! (rires)
Vous voulez dire qu'au lieu de retourner la table vous vous êtes contenté d'arranger les assiettes ? (rires)
Tout à fait ! Juste de petits arrangements ! Vous voyez : et si on posait le riz à cet endroit, les bols ici …
Eh bien, disons que chacun a sa propre vision des choses. Les gens qui connaissent aussi bien Miyamoto-san que moi n'opposent plus aucune résistance.
Certains ont dit que c'était comme une partie de Reversi, où vous retourniez tous les pions un par un...
Ah, Reversi ! Oui, c'est un peu ça. Je n'ai pas vraiment retourné quoi que ce soit cependant. Pour moi, un "retournement" aurait été de dire qu'en réalité, Link était une fille ! (rires)
Oh, ne soyez pas ridicule ! (rires)
"Le meilleur moyen de régler ce problème serait de changer Link en fille !" Ce genre de choses… (rires) Je n'ai rien fait de tel !
C'est vrai, ce n'est pas allé jusque là. (En regardant des captures d'écran de la démo Wii de Twilight Princess.) Avez-vous joué à Zelda sur Wii durant les interviews ?
Oui. J'ai demandé aux développeurs de me montrer leurs moments préférés du jeu. Malheureusement, la plupart des scènes n'ont pas pu être montrées au public ! (rires)
C'est la version finale, n'est-ce pas ? Ah oui, c'est bien ça. Je suis content de ce que le jeu est devenu !
Nous avons fait des changements jusqu'au dernier moment, n'est-ce pas ? (rires)
Voici une bonne opportunité de parler du temps de démarrage du jeu. A partir du moment où le joueur allume la console, combien de temps lui faut-il avant de pouvoir jouer à Zelda ?
Quand vous allumez la Wii, un écran vous montrant comment tenir la manette apparaît, ainsi que les avis de précautions de santé et sécurité. Les lire prend un temps variable, on ne peut donc pas dire précisément le nombre de secondes qui s'écoulent. Mais je crois que l'on peut dire que le jeu commence rapidement. Faisons un essai. De nos jours, on s'attend à rencontrer de longs temps de chargement, notamment avec la taille grandissante de la mémoire dans les consoles. Mais nous ne voulions pas nous cacher derrière cette excuse, alors nous avons essayé de raccourcir au maximum les accès au disque.
Si vous insérez le disque du jeu après avoir allumé la console, cela prend un peu plus de temps car la machine doit reconnaître le disque. Mais si vous avez éteint la console avec le disque à l'intérieur, le jeu se lancera beaucoup plus vite.
Oui, je voudrais que les utilisateurs remarquent les efforts particuliers fournis par l'équipe afin, par exemple, que le joueur puisse retourner très vite dans le jeu, en utilisant la mémoire flash.
J'ai vraiment l'impression que le jeu démarre de façon très fluide. Mais quand nous avons défini le concept de développement de la Wii, nous demandions tous les deux à l'équipe de développement de réduire les temps de chargement à trois secondes. Mais nous n'y sommes pas encore vraiment arrivés, n'est-ce pas ?
Pas encore. Passer d'une chaîne au menu de la Wii prend plus de temps que je ne le pensais, tout comme de passer d'une chaîne à une autre. Cela me gêne un peu que ce soit plus long que de changer de chaîne de télévision. Je voudrais vraiment que l'on travaille à rendre le système plus rapide à l'occasion de la prochaine mise à jour. Actuellement, le chargement est très rapide si on le compare à celui d'un ordinateur, mais je ne suis pas complètement satisfait. Je voudrais qu'on se rapproche encore un peu de la vitesse des chaînes de télévision...
Oui, je suis particulièrement préoccupé par le temps nécessaire pour retourner au menu Wii. Heureusement, la console peut être mise à jour par Internet ou grâce à un disque, alors même les premiers acheteurs de la Wii pourront toujours mettre leur système à niveau.
Mais même en l'état actuel des choses, peu de systèmes peuvent lancer un navigateur Internet aussi rapidement après la mise en marche que la console Wii.
Qu'en est-il du temps de lecture des données pendant le jeu ?
Cela dépend bien sûr de ce qui se passe dans le jeu à ce moment, mais il faut environ entre deux et quatre secondes pour passer d'une scène à une autre. Une fois le jeu lancé, l'action se déroule sans temps mort. Wii Sports and Wii Play s'en sortent particulièrement bien à ce niveau.
Avec Zelda, il n'y a absolument aucune scène qui nécessite une barre de chargement à l'écran. Si cela avait été nécessaire, je l'aurai inclus, mais ça n'a pas été le cas.
C'est une bonne chose, et je crois que les fans seront contents de savoir ça. Bien, l'interview peut commencer. Merci à tous les deux de m'avoir rejoint.
Tout le plaisir est pour moi.
A vrai dire, je suis un peu nerveux ! (rires)
D'habitude, je demande à chacun de se présenter, mais pour tous les deux, ce n'est pas vraiment nécessaire ! (rires) Eiji Aonuma-san, vous avez été le directeur de Twilight Princess, et vous, Shigeru Miyamoto-san, avez été producteur. Commençons par vous, Aonuma-san. Quel a été le point de départ de Twilight Princess ?
L'idée de départ était évidemment de faire le premier Zelda réaliste depuis Ocarina of Time. Mais ce n'est pas le seul objectif que j'avais en tête : je voulais rafraîchir un peu le concept de Zelda. C'est pour cela que dès le début, j'ai suggéré que Link se transforme en loup. J'avais vraiment le sentiment qu'il fallait quelque chose de nouveau, un rebondissement en quelque sorte. J'ai choisi un loup car c'est ce qui m'est venu à l'esprit à ce moment. Je avais d'abord lancé cette idée comme une proposition de travail, une hypothèse de départ, et je me demandais si les autres prendraient cette idée au sérieux. Voilà ce que je pensais quand j'ai proposé "faisons-en un loup !". Miyamoto-san m'a très vite fait savoir ce qu'il en pensait (rires) Je me souviens qu'il m'a dit : "Concevoir un animal à quatre pattes est beaucoup plus difficile qu'un humain à deux jambes, vous savez !" (rires)
Si vous comparez l'idée de départ avec le résultat final, quelles sont les plus grandes différences ?
Eh bien, comme vous pouvez l'imaginer, je n'avais aucune idée que cela deviendrait un projet aussi énorme.
Ce n'était pas l'intention au départ ?
En tout cas, je ne pensais pas qu'il atteindrait une telle échelle. Mais on dirait que toute l'équipe avait à l'esprit de faire un très grand Zelda, et à mesure que le projet avançait, il prenait de plus en plus d'ampleur. A un moment du développement, je me suis même dit que la situation était en train de nous échapper. J'ai essayé de reprendre le contrôle des événements mais quand un projet atteint de lui-même un telle taille, il devient très difficile de ralentir la machine. Tout ce qu'on pouvait faire alors, c'était intégrer le plus grand nombre d'éléments amusants pour le joueur. Nous en ajoutions de plus en plus, mais la taille a posé de gros problèmes jusqu'à la fin. Bien sûr, ce n'est pas une mauvaise chose et en fin de compte le jeu a su garder des proportions raisonnables. L'aventure est effectivement énorme, mais tous les éléments qui composent ce monde justifient sa taille. Maintenant que tout est terminé, je pense qu'avec une génération habituée à regarder des films épiques comme le Seigneur des Anneaux, vous devez travailler à une échelle de cette ampleur si vous voulez créer un univers convaincant. Mais il faut avouer que sa réalisation a été un grand défi, et j'ai ressenti à quel point j'avais encore beaucoup à apprendre en tant que directeur.
Mais finalement, vous avez réussi à tout inclure de façon satisfaisante, n'est-ce pas ?
Absolument. J'ai le sentiment que nous avons fait un Zelda que nous pouvons présenter fièrement au monde entier. Mais pour en arriver là, j'ai eu besoin de l'aide de beaucoup de gens.
Vous avez donc dû faire à nouveau appel au savoir-faire de Miyamoto-san.
Plutôt deux fois qu'une ! (rires) J'ai fait en sorte que tout le service soit bien en place sur la table pour lui. (rires) Mais à mesure que le projet prenait de l'importance, des problèmes inattendus ont fait leur apparition, et dans des circonstances que nous n'avions pas prévues. Il est alors devenu impossible de tous les régler un par un. Quand Miyamoto-san s'en est occupé, je me suis souvent dit que je voulais moi aussi régler tel ou tel problème mais que je n'en avais pas eu le temps. Lorsqu'il s'est agi de donner au projet sa forme finale, c'est précisément parce de si nombreuses personnes nous ont prêté main forte que nous avons pu obtenir ce résultat particulier. Je suis parfaitement satisfait de cette partie du développement.
La date de sortie de Twilight Princess a été repoussée d'un an, n'est-ce pas ? C'était bien la première fois que je demandais à Miyamoto-san de repousser la sortie d'un jeu d'une année ! (rires) Je voyais bien que finir le projet à temps serait un vrai défi, mais plus que tout, je savais que nous devions faire tout notre possible pour nous assurer que ce Zelda serait un chef d'œuvre, le meilleur Zelda de tous les temps.
Un de nos leitmotivs était "un Zelda à 120 %", n'est-ce pas ?
J'avais dit ça, c'est vrai ! (rires) Si on me demandait ce qui est 100 % Zelda et ce qui est 120 % Zelda, j'aurais du mal à répondre, mais ce que je voulais, c'était simplement créer le meilleur Zelda. Donc, dans ce même esprit quelque peu déraisonnable de faire un jeu "120 % Zelda", j'ai décidé de repousser sa sortie d'un an. Aonuma-san, comment avez-vous réagi à l'annonce de ce délai ?
J'étais désolé pour tous les fans qui attendaient le jeu avec impatience, mais pour être honnête, j'ai été soulagé. Au moment où cette décision a été prise, nous avions une grande réserve d'idées très intéressantes pour le jeu que nous n'avions pas encore pu essayer. Bien sûr, certaines parties du jeu étaient déjà finalisées, mais il y avait encore beaucoup d'éléments qui n'étaient pas jouables.
Quand vous avez montré cette version démo à l'E3, j'ai vu tous les éléments qui étaient dans le jeu mais qui n'étaient pas encore au point. Ça a dû être un vrai défi de tout combiner, non ?
En effet. Pour cette raison, cette année supplémentaire m'a soulagé. Par contre, je ne sais pas comment les autres membres de l'équipe ont réagi. Peut-être ont-ils déploré que malgré tous leurs efforts, ils devraient travailler une année de plus. Mais je pense que pour se rendre parfaitement compte de la qualité de leur travail, cette année de plus était essentielle.
Eh bien, j'ai posé la question à douze membres de l'équipe, et tous sans exception ont dit avoir été heureux de ce délai.
C'est vrai ? Quel soulagement ! (rires)
Bien entendu, ce serait mentir que de dire que tout le monde avait envie de travailler si dur une année de plus. Certains ont même fait remarquer que si la date de sortie devait être repoussée, cela aurait dû être annoncé plus tôt. Mais même ceux-là pensaient que c'était une bonne idée.
Je vois. Mais ça a été très dur, avec ou sans ce délai. L'expression "un jeu 120 % Zelda" n'est vraiment pas exagérée si on considère le niveau d'attente des fans. Puisque nous nous devions de produire un jeu qui comble ces attentes, le simple fait de nous donner plus de temps pour le faire n'était pas en soi une bonne nouvelle.
Miyamoto-san, que pensiez-vous du jeu au moment où le report a été annoncé ?
Je le trouvais agréable à jouer mais loin d'être terminé ! (rires) J'ai eu le tournis en me demandant sur quoi nous allions nous concentrer pendant le temps qu'il nous restait.
(rire embarrassé) Mais c'était exactement l'état dans lequel étaient les choses.
A ce jour, un an après, je suis surpris que le jeu soit si solide dans sa conception. En fait, avant de faire ces interviews, je pensais qu'un jeu de l'ampleur de Zelda était réalisé en suivant les ordres venant d'en haut. Je pensais que sans ça, un tel projet ne pouvait devenir réalité. Mais en écoutant tout le monde, je me suis rendu compte que je me trompais, qu'en fait chacun avait ses propres idées sur le jeu et sa propre conception de ce qu'est l'essence de Zelda, même s'il ne pouvait pas l'exprimer par des mots. En se laissant guider par ce concept abstrait, chacun utilisait ses propres idées pour donner au jeu une forme finale homogène. Ça ne paraît pas si exceptionnel pour des équipes de vingt ou trente employés, mais pour un projet énorme de plus de soixante-dix personnes, c'est incroyable que ça ait pu marcher. Qu'en pensez-vous, Aonuma-san ?
Je suis entièrement d'accord avec vous. Le concept d'essence de Zelda devient primordial, et se trouve finalement être le seul critère fondamental et absolu à partir duquel nous pouvons travailler. Mais comme vous l'avez dit, ce n'est pas quelque chose que l'on peut clairement définir. Personnellement, je suis bien incapable d'exprimer par les mots ce qu'elle est, même si je sais que je devrais en être capable.
Ne vous inquiétez pas. Au cours de ces interviews, j'ai demandé à tout le monde ce qui rendait un jeu "Zelda-esque". Comme vous vous en doutez, les réponses ont été confuses et personne n'a pu donner de définition parfaitement précise. Ceci étant dit, il est très clair que ce terme représente une somme de valeurs communes à tous ceux qui ont travaillé à ce projet.
Je suis d'accord. Après tout, nous n'aurions sans doute jamais pu finir le jeu sans ça. Sans parler de formule pré-établie, je suis sûr que si des lignes directrices existaient je pourrais dire "faites Zelda comme ça", et les développeurs suivraient ces instructions pour réaliser le jeu. Mais il n'existe rien de tel, et un jeu comme Zelda ne peut tout simplement pas être fait de cette façon.
Créer un "guide du parfait Zelda" est inconcevable.
Absolument impossible. Tout ce que l'on peut dire aux équipes de développement, ce sont des choses comme "nous nous sommes creusés la tête pour faire les autres Zelda et nous allons encore nous creuser la tête pour faire celui-ci !". (rires) Nous laissons donc une grande liberté aux développeurs, mais ça ne veut pas dire que je les laisse tout faire. Notre travail est de permettre aux plus jeunes collaborateurs de chaque Zelda d'exprimer leurs idées sans être trop influencés par les précédents Zelda, puis de rendre ces idées applicables dans le jeu. Mais à la fin, les développeurs plus expérimentés doivent procéder à des ajustements, si je puis dire, afin que tous les éléments restent cohérents entre eux. Sans expérience, il est très difficile de juger jusqu'où on peut aller dans la liberté ou si telle ou telle chose plaira au joueur. Avoir des idées et ajouter du contenu au jeu n'est pas difficile. Par contre, décider de la façon dont ces idées vont être liées entre elles est autrement plus difficile. Comme le dit souvent Miyamoto-san, c'est une partie du travail pour laquelle vous devez développer un "feeling".
Je vois... Miyamoto-san, que répondez-vous d'ordinaire quand on vous demande ce qui caractérise les jeux Zelda ? Pouvez-vous donner une réponse claire ?
Oui. Pour moi, ce qui rend un jeu "Zelda-esque" est la même chose que ce qui rend un jeu "Mario-esque".
Et qu'est-ce que ça pourrait bien être ?
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