Miyamoto-san, quel était pour vous le concept clé lorsque vous avez commencé à travailler sur la manette ?
L'idée maîtresse, c'était l'accessibilité. Je ne voulais pas d'une manette pour laquelle les gens se demanderaient "vais-je être capable de l'utiliser ?", mais plutôt d'une manette qui donnerait envie aux gens de la prendre et de l'essayer. Evidemment, il m'a aussi fallu garder à l'esprit mon expérience personnelle en tant que créateur de jeux vidéo. Il était tout à fait essentiel de créer quelque chose qui fonctionnerait aussi avec des jeux plus anciens. J'ai ainsi passé beaucoup de temps à réfléchir à ce qui faisait qu'un concept était accessible. C'est dans cette optique que nous avons commencé à remettre en question le principe même d'une manette conventionnelle, y compris l'idée qu'elle devait être tenue à deux mains. D'ailleurs, c'est une chose que vous aviez évoquée au tout début du développement, n'est-ce pas ?
Oui, en effet.
Cela nous a permis de réfléchir différemment et de sortir des sentiers battus. Bien que ce principe ne nous ait pas directement amenés au concept final de la manette, il nous a beaucoup aidés à remettre en cause les conventions établies et à élargir notre champ de discussions. Cela s'est avéré bénéfique dans la mesure où nous avons ainsi envisagé plusieurs idées, comme le fait de ne pas du tout se servir des mains, ou même de placer la manette sur la tête ! Bien sûr, si nous étions allés trop loin dans cette direction, nous serions arrivés à quelque chose dont nous ne voulions pas : être différents juste pour être différents. Un concept aussi excentrique pourrait fonctionner à merveille pour certains jeux, mais ne pourrait jamais s'appliquer à tous les types de jeux, rendant impossible l'idée d'en faire la manette principale d'une console. Par conséquent, nous voulions trouver un concept innovant et audacieux, qui resterait cependant dans les limites du raisonnable.
Voilà donc ce que vous entendiez par accessibilité. A n'en pas douter, la route que vous alliez emprunter a dû vous paraître difficile, mais qu'est-ce qui vous a vraiment convaincu de poursuivre dans la voie qui a mené à la manette actuelle ?
En fait, il y a eu la conjonction de plusieurs facteurs. Tout d'abord, Takeda-san a suggéré l'utilisation d'un pointeur. Dans les discussions qui ont suivi, Ikeda-san a proposé une manette de forme oblongue, un peu à la manière d'un bâton. C'était tout à fait conforme à ce que je m'imaginais, et cette forme a été conservée.
Miyamoto-san sortait parfois son téléphone portable en pleine réunion et s'exclamait avec enthousiasme : "vous croyez qu'on peut faire quelque chose qui ressemble à ça ?" (rires)
J'ai même amené la télécommande du système GPS de ma voiture ! (rires)
Une fois que nous avions adopté la technologie du pointeur, il n'était pas encore tout à fait évident pour autant que la manette aurait la forme d'un bâton, je crois. Par exemple, si nous avions choisi une manette tenue à deux mains équipée d'un pointeur au milieu, cela n'aurait rien eu d'inhabituel.
Justement, nous avions créé un prototype de démonstration en partant de cette idée.
Il est vrai que j'ai quelque peu insisté pour que nous poursuivions dans cette voie. (rires)
Je ne me rappelle plus quel nom nous avions donné à ce concept. Je crois que cela avait un rapport avec le sumo.
Nous l'avions baptisé le Gunbai (en référence à l'éventail utilisé par les arbitres au sumo), je crois.
Oui, c'est cela, le Gunbai. Si mes souvenirs sont exacts, nous l'avions testé de manière assez complète.
Mais il y avait quelque chose qui ne collait pas.
Avec le recul, je m'en rends mieux compte, mais nous prenions le problème à l'envers. Nous tentions de nous orienter vers une manette en forme de bâton, mais nous étions partis de l'idée qu'il fallait la tenir à deux mains. Quand j'ai compris cela, je me suis écrié : "il faut commencer avec le bâton !"
(rires)
Mais même après avoir annoncé qu'il fallait faire du bâton notre point de départ, à l'arrivée nous n'avions toujours rien trouvé d'autre que… le bâton !
(rires)
Une fois décidé quelle serait la forme de la manette et qu'il faudrait la tenir à une main, plusieurs problèmes se sont résolus simultanément. J'ai alors vraiment senti que tout ce que nous avions espéré trouver dans cette manette deviendrait réalité. En fait, je ne dirais pas que ces problèmes ont été résolus de manière délibérée, mais plutôt qu'il y a eu plusieurs idées qui collaient bien au concept de base. A ce moment-là, j'ai eu la sensation que nous avions enfin réussi.
D'ailleurs, c'est souvent comme cela que l'on règle les problèmes les plus difficiles, n'est-ce pas ? Ils se règlent tous en même temps.
Absolument. Nous avions eu jusqu'alors tellement d'idées, que personne n'était vraiment sûr que son idée fût la bonne, mais nous la soumettions aux autres quand même.
D'habitude, cela signifie qu'il faut continuer à chercher.
Vous avez tout à fait raison. Même si une idée paraît bonne, elle a ses forces et ses faiblesses. Inévitablement, on s'attend à recevoir des critiques en la présentant à tout le monde. On sait déjà qu'une moitié va adorer et que l'autre va détester. Pour être honnête, nous avons beaucoup insisté pour faire accepter la DS, malgré les réticences de certains. Mais cette fois, au lieu de simplement demander l'avis de chacun, j'ai eu l'intime conviction que je devais persuader tout le monde, parce que cette idée était bien celle que nous cherchions.
Et c'est à ce moment-là que je me suis dit que nous avions trouvé.
J'avais l'impression qu'il était important que cette idée convainque tout le monde. Comment dire ? C'était pour moi comme une révélation.
Je me souviens encore de la première fois que j'ai vu la démonstration du pointeur dans une des salles de conférence. Dès l'instant où je l'ai eu en main, j'ai su qu'on avait fait le bon choix. J'avais déjà manié d'autres dispositifs de pointage auparavant, mais normalement ils ne réagissent pas très bien, et ont davantage pour effet de vous frustrer que de vous mettre à l'aise. L'idée du pointeur en elle-même était bonne aussi, mais dans ce cas, ce qui était particulièrement convaincant, c'était ce contrôle total qu'il permettait, et aussi l'aspect fini du produit. Je suppose que c'est là la conséquence de la technologie proposée par Takeda-san.
Peut-être. Cela date un peu, mais avant que le projet Wii ne débute, j'ai commencé à me poser des questions sur ce qui était devenu le standard actuel dans le jeu vidéo, à savoir l'échange de 60 signaux par seconde. Par exemple, si vous placez une caméra sur une voiture roulant à grande vitesse, puis tentez de convertir les images prises par cette caméra en 60 images par seconde, alors tout l'intérêt en est perdu : la sensation de vitesse. Ainsi, je me suis également intéressé aux dispositifs de pointage à une certaine période, mais j'ai toujours pensé que la réception du signal ne serait pas suffisante, et que donc le pointeur ne se déplacerait pas comme on le désire, puisque les signaux ne peuvent être échangés que 60 fois par seconde. C'est à peu près à cette époque qu'a débarqué une nouvelle technologie de capteur capable de traiter 200 à 300 signaux par seconde, et je me suis dit que nous devrions prendre le risque. J'ai dit à Ikeda-san que cela valait la peine d'essayer. C'est la seule idée que j'ai proposée en ce qui concerne la manette. En ce sens, la combinaison du pointeur et du capteur a été capitale.
L'expérience ludique ressentie avec la télécommande Wii s'est finalement précisée lorsque nous avons ajouté ce capteur très polyvalent. Pour parvenir à la forme actuelle de la télécommande Wii, nous avons d'abord considéré que c'était plus qu'un simple dispositif de pointage, et nous avons combiné de nombreuses fonctionnalités différentes. Ce fut un processus long et difficile, au cours duquel nous avons beaucoup tâtonné.
Cette conversation m'amène à penser que rien ne se concrétise jamais à partir d'une seule idée, n'est-ce pas ? En observant la manette définitive de la Wii, on pourrait penser qu'elle provient d'un seul et unique concept, mais en réalité, elle n'aurait jamais vu le jour si plusieurs idées n'avaient pas été combinées autour d'une vision commune : l'usage d'un pointeur, sa forme oblongue qui permet de jouer à une main, ainsi que l'utilisation du capteur avec une sensibilité de plus de 200 échanges de signaux par seconde. Ensuite, une fois que le concept de la manette principale a été défini, différents types d'extensions qui viendraient s'y connecter ont été développés. J'ai l'impression que nombre de ces périphériques ont été conçus sur une période très courte. Expliquez-nous, s'il vous plaît, comment l'idée de connecter les manettes vous est venue.
Eh bien, c'est parce que la manette n'était encore rien d'autre qu'un bâton ! (rires) A l'évidence, elle ne pouvait pas être utilisée telle quelle pour les jeux existants. Comme la Wii est compatible avec les jeux GameCube et que nous avions aussi mis au point le concept de la console virtuelle, nous devions faire en sorte qu'il soit possible de jouer à tous les jeux, y compris ceux de l'époque NES. De plus, il nous fallait aussi prendre en compte les FPS (jeux de tir à la première personne) à destination des marchés étrangers. A l'arrivée, tous ces facteurs ont fait naître l'idée de combiner la manette principale à différentes manettes grâce à un connecteur d'extension.
Grâce à ce concept de connexion de plusieurs manettes, nous avons aussi pu régler plusieurs problèmes à la fois. Un des problèmes qui nous a toujours inquiété est le prix élevé des périphériques. Même si vous voulez vendre un périphérique dans un pack avec un jeu compatible, le produit est au final très coûteux. Dans le cas de la Wii, puisqu'il s'agit d'une manette sans fil, les périphériques devraient également être sans fil, et nous craignions que le prix soit encore plus élevé. C'est alors que nous est venue l'idée de connecter les manettes, et nous nous sommes rendus compte qu'on pourrait tout connecter à la manette principale. Ce faisant, nous n'aurions pas à nous soucier du bon fonctionnement de la communication sans fil pour les périphériques. Ainsi, même le tapis de danse que l'on pose sur le sol, peut être tout simplement connecté à la manette principale. C'est aussi valable pour un périphérique comme les Bongos DK. En une seule réunion, nous avions réussi à visualiser clairement notre objectif.
Absolument. Et il suffit de brancher la manette classique pour jouer aux jeux déjà existants.
Ce concept de connexion des périphériques s'est très vite développé, mais le Nunchuk, qui a eu un impact très fort lors de sa présentation, a été mis au point bien plus tard.
Pourriez-vous nous expliquer comment la forme du Nunchuk est née ? La manette tenue à une main était déjà un concept novateur en soi, mais je trouve encore plus audacieux d'avoir conçu des manettes de formes différentes et de les utiliser conjointement.
La première fois que j'ai entendu parler de l'idée du Nunchuk, c'était par Takeda-san. Il a dit : "pourrait-on essayer quelque chose de ce genre-là ?". On avait aussi reçu des requêtes de la part des équipes de développement de Metroid et d'autres titres, qui demandaient un nouveau type de manette qui permettrait d'utiliser les deux mains et qui offrirait un nouveau type de gameplay. Ainsi, une fois encore, nous avons commencé par façonner un nouveau modèle en argile. (rires)
Cette idée vient d'un des jeunes développeurs travaillant sur le projet dont j'ai parlé tout à l'heure : l'objectif était de vendre les périphériques en pack avec un jeu GameCube.
Je me rappelle encore parfaitement la mine angoissée de Ashida-san quand il m'a montré le Nunchuk. Qu'est-ce qui vous est passé par la tête à cet instant-là ?
Eh bien, je me disais que cela ne collait pas bien au design de la console et de la manette tels qu'ils avaient été définis. Au début, j'ai aussi envisagé un design similaire à celui de la télécommande Wii. Mais il était tellement évident que la main gauche et la droite sont utilisées différemment que j'ai compris que créer deux manettes identiques les rendrait plus difficiles à contrôler. Et lorsque j'ai demandé son avis à Takeda-san, il m'a rassuré en me disant que c'était mieux qu'elles soient différentes, puisqu'elles étaient utilisées de façon distincte.
A ce sujet, le Nunchuk a reçu des échos très positifs à l'étranger. A tel point d'ailleurs qu’en une nuit ou presque, le nom de code Nunchuk est devenu le terme officiel ! (rires)
Dans la grande majorité des cas, les noms employés en cours de développement ne sont jamais conservés par la suite, mais c'est vrai que le Nunchuk a fait exception ! (rires)
Par exemple, nous appelions la télécommande Wii le Core Controller, ou bien la Core Unit, parce qu'on venait combiner des périphériques à son connecteur d'extension.
Ah, oui, c'est vrai, nous l'appelions le Core, non ? Mais le terme Core Unit n'avait pas l'air très accessible, alors que c'était notre objectif principal depuis le tout début ! (rires) C'est Iwata-san, je crois, qui a insisté pour que la manette principale fasse penser à une télécommande, n'est-ce pas?
Oui, c'est une chose pour laquelle j'ai été particulièrement tenace, pour une fois. La télécommande d'un téléviseur ("remote" en anglais) est un objet connu de tous et qui se trouve toujours à portée de main ; on la prend et on s'en sert, c'est tout simple. Puisque je souhaitais que la manette s'utilise de la même manière, et puisqu'en définitive, elle ressemblait effectivement à une télécommande, j'avais la conviction qu'il faudrait l'appeler "remote". L'autre raison était aussi liée à une des questions fondamentales posées par le développement de la Wii : pourquoi certaines personnes se servent constamment d'une télécommande de télévision, mais hésitent à prendre en main une manette de jeu. Voilà pourquoi j'ai insisté pour qu'elle porte ce nom.
D'ailleurs, vous vouliez même qu'elle porte le nom de "rimokon" (le terme désignant une télécommande en japonais), y compris aux Etats-Unis !
(rires)
Très bien, pour conclure, j'aimerais que Miyamoto-san nous en dise davantage sur l'idée du concept d'accessibilité pour tous qu'il a évoqué tout à l'heure. En fait, déjà pendant le développement de la GameCube, il réfléchissait à différentes façons de rendre la manette plus accessible. C'est la raison pour laquelle la manette GameCube est équipée d'un gros bouton central : pour que le joueur sache sur quel bouton appuyer en premier, n'est-ce pas ?
Oui, c'est exact.
Alors, qu'est-ce qui a changé entre votre approche de cette fois et ce que vous aviez tenté avec la GameCube ?
Ce qui a changé, c'est que j'ai appris à trouver un juste milieu. Encore maintenant, quand je travaille sur "Zelda", j'ai parfois l'impression qu'il manque des boutons. Evidemment, quand je parle de cela à mon équipe, ils se retiennent de m'étrangler ! (rires) Je ne devrais pas dire cela, puisque c'est moi qui leur ai répété que "nous devons dépasser le stade des jeux qui exigent toujours plus de boutons". Dans ce sens, je voulais que ce soit plus accessible et facile à comprendre, mais j'avais aussi envie d'ajouter dans les jeux de nouveaux éléments plus complexes. La condition sine qua non, c'était de faire une manette pour tous. C'est la seule façon d'amener les gens à essayer différents types de jeux. D'ailleurs, le fait que les jeux vidéo, qui se jouaient d'abord au clavier sur un ordinateur, se soient répandus aussi vite dans le monde entier grâce à la NES, est révélateur de cette tendance. C'est une chose dont on n'a pas beaucoup parlé, mais ce qui a été déterminant dans le succès de la NES, c'est que tout le monde pouvait l'utiliser. On appuie sur POWER, elle s'allume ; on appuie sur START, le jeu commence ; on appuie sur RESET, le jeu redémarre. Ces fonctions sont tellement simples que je me suis toujours demandé pourquoi ce n'était pas faisable sur un PC. En un sens, nous sommes donc vraiment retournés aux origines des jeux.
Je vois. Par conséquent, même si la Wii paraît marquer un tournant considérable dans l'histoire de Nintendo, elle nous fait en même temps retrouver nos racines.
Je suis tout à fait d'accord.
Merci beaucoup. La prochaine fois, nous aborderons un sujet dont nous n'avons pas encore parlé, le capteur.
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